Comme chaque année depuis huit ans, un jury composé de membres de l’Ajir a sélectionné les lauréats du Prix Ajir 2024 « Religions-Jeunes journalistes ». Nous publions ici une enquête récompensée par le Prix AJIR 2024. Initialement publiée dans L’Écornifleur, le médias des étudiants en journalisme, elle est signée de Rosa-Lou Boccard-Seltzer, Salomé Hembert et Agathe Mourey, étudiantes au CFJ Paris.
Si sorcière rime souvent avec nez crochu, chaudron et forêt lugubre, la sorcière moderne est plutôt reine d’Instagram, cheffe d’entreprise, féministe ou écolo. Débuté à la fin des années 2010, ce regain d’intérêt pour la sorcellerie s’est accentué pendant le confinement, et prend place sur les réseaux sociaux.
Sur Tiktok, le hashtag #witchtok cumule 5,9 millions de vues. Avec des vidéos dédiées aux lieux les plus flippants des États-Unis ou le nettoyage énergétique des maisons hantées, l’influenceuse Silent Jill se dit « sorcière » et cumule 637 000 followers sur sa chaîne YouTube. Sur sa photo de profil, elle reprend les codes de l’épouvante en se montrant avec un visage pâle, cheveux sombres et bouche floutée. Mais dans d’autres vidéos la sorcière trentenaire apparaît souriante, en jean baskets et voix dynamique.
Côté littérature, le best-seller de Mona Chollet, Sorcières : La puissance invaincue des femmes, paru en 2018 s’est vendu à plus de 270 000 exemplaires. L’ouvrage a rendu la sorcière mainstream. Les maisons d’édition ésotériques se multiplient, à l’instar de Secret d’étoiles, filiale ésotérique du même groupe que les éditions Seuil. La Fnac dédie maintenant des rayons entiers aux grimoires et jeux de tarots. Selon l’institut de sondage IFOP, 36% des jeunes affirmaient croire en la sorcellerie en 2023.
Une affaire de famille
« Ma grand-mère est médium », raconte Marie, lyonnaise de 39 ans, contactée via la page Facebook de sa marque de créations ésotériques, Maison Diva Céleste, lancée en 2020. « J’ai toujours tiré les cartes et je crée des talismans. Je célèbre les fêtes de la Wicca* et je pratique la magie blanche. J’ai plusieurs autels de sorcière chez moi », confie-t-elle.
L’intérêt de Lou-Anne, 22 ans, pour l’ésotérisme vient de sa mère. « Elle a toujours été branchée pierres, elle m’en offre souvent et ça a attisé ma curiosité », raconte l’étudiante de Sciences Po Strasbourg. Cette dernière puise dans l’astrologie, la lithothérapie, le tirage de cartes ou certaines pratiques asiatiques pour construire une bulle de croyances rassurante.
Féminisme, écologie et développement personnel
« Il n’y a pas un seul dogme de sorcière. Chacune fait son bricolage, puise de manière décomplexée dans différentes croyances », indique la doctorante en sciences de la communication Lucie Pouclet. Pour cette dernière, la figure de la sorcière se trouve à la croisée de plusieurs mouvements de fond. Si la sorcière était une référence de culture pop pour les personnes ayant grandi dans les années 1990-2000 (Sabrina l’apprentie sorcière, Harry Potter…), certaines d’entre elles s’intéressent aujourd’hui à la sorcellerie comme croyance.
« Ce regain a débuté en 2018 et a été accentué avec le confinement et la quête de sens qui en a découlé », estime-t-elle. C’est ce que Marie a par exemple observé lors des cours de tarot qu’elle dispense : « On a des jeunes filles de vingt ans en construction de vie, ou des femmes de trente à trente-cinq ans en grosse séparation ou en changement de carrière ».
Selon Lucie Pouclet, le renouveau de la sorcière s’explique aussi par ses liens avec le féminisme. Dans l’imaginaire collectif, « la sorcière représente une femme oppressée, marginalisée », qui peut être invoquée comme figure féministe, analyse-t-elle. Pour Lou-Anne, sorcière et féminisme sont indissociables : « Une sorcière, on va toujours la montrer du doigt, dire qu’il lui manque une case. C’est la figure de la femme qu’on ne peut pas faire taire ».
Lucie Pouclet nuance : « Ce n’est pas homogène, beaucoup de ces nouvelles sorcières ne se revendiquent pas féministes ».
La sorcellerie recouvre de fait plusieurs réalités différentes. Pour beaucoup, leurs croyances s’appuient aussi sur l’environnement, la forêt, dans un contexte de crise écologique. « Je me qualifie de sorcière verte car j’essaye d’être en phase avec la nature », témoigne Marie.
« Un appel d’air sur le marché de la croyance »
Après avoir observé une hausse des ventes d’ouvrages ésotériques, Thierry Jobard, libraire à Strasbourg, s’est intéressé au sujet. Il en a produit un livre : Je crois donc je suis. Il justifie ce renouveau par le reflux des religions monothéistes. « Face à un monde incertain et en perpétuel mouvement, le resserrement des religions crée un appel d’air sur le marché de la croyance », avance-t-il.
C’est bien un marché que l’on voit émerger, et à un certain coût. Il faut ainsi compter entre quinze et trente euros pour les grimoires et vingt-cinq euros en moyenne pour des jeux d’oracles. Or, la clientèle est plutôt jeune, et ne dispose donc pas nécessairement des moyens pour financer ce passe-temps.
« C’est le pass Culture qui a changé la donne », détaille Thierry Jobard. Une clientèle, majoritairement féminine, règle ses achats à l’aide de cette bourse qui finance les dépenses culturelles des jeunes, allant jusqu’à 300€. « J’en ai profité pour acheter plusieurs bouquins que je ne me serais jamais permis d’acheter », confirme Lou-Anne.
Sur les réseaux sociaux, les sorcières se font aussi vendeuses. Si leur contenu est orienté vers les rituels, célébrations, et astuces de sorcières, nombre d’entre elles ont lancé leur boutique en ligne, dont elles font la promotion sur les réseaux sociaux. La pratique diffère d’une sorcière à l’autre. Certaines proposent ainsi bougies, huiles magiques, pierres et autres « spell-jar* », souvent présentées comme des produits de soin et plutôt onéreux.
Influ-sorcières
La sorcière-influenceuse Ozalee_intuitive propose une huile censée « apporter une énergie de séduction » à vingt-quatre euros ou encore des « soins chamaniques » entre soixante et quatre-vingts euros la séance d’une heure environ.
« Dès que leur communauté prend une certaine ampleur, elles ont l’opportunité de vendre quelque chose », constate Lucie Pouclet. Elles deviennent alors des influenceuses, qui utilisent des pseudos, notamment pour se protéger dans leurs quotidiens, parfois bien éloignés de leur vie de sorcière. « Elles sont lucides sur l’image qu’elles renvoient, et veulent éviter d’être délégitimées dans leur travail », précise la doctorante.
C’est ainsi que Marie vend ses créations de broderies et bijoux ésotériques sur la plateforme Etsy. Elle se sert d’Instagram pour la promotion de sa marque et pour la prise de rendez-vous de ses consultations de tarot qu’elle propose moyennant cinquante euros pour une heure. Elle estime que ses tirages sont valables pour six mois, et explique mettre un point d’honneur à ne pas faire de tirages réguliers pour une même personne.
« Il faut un échange d’argent car je donne mon énergie, mais il ne faut pas non plus faire de profit là-dessus », rappelle-telle. Il est aussi important pour la jeune femme de maintenir des prix corrects. « Je mets le tarif que je trouve juste, ça ne me permet pas de vivre, c’est un petit bonus », précise Marie.
Lexique de la sorcellerie
Wicca : Créé au XIXe siècle, ensemble de croyances issues des tribus celtes, germaniques et anglo-saxonnes, se revendiquant comme une magie blanche.
Magie-blanche : Utilisation de la magie supposée bienveillante et à des fins désintéressées.
Spell-jar : Utilisées pour réaliser des sorts sur le long terme, il s’agit souvent d’un contenant fermé rempli de cristaux, d’épices ou encore d’huiles.
Rosa-Lou Boccard-Seltzer, Salomé Hembert et Agathe Mourey
Crédit illustration : pikisuperstar / Freepik
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