Une jeunesse en araméen

Comme chaque année depuis neuf ans, un jury composé de membres de l’Ajir a sélectionné les lauréats du Prix Ajir 2025 « Religions-Jeunes journalistes ». Nous publions ici l’un des deux articles récompensés par une mention du jury. Il est signé d’Esther Boulekouane, étudiante en école de journalisme à Sciences Po Paris.

Les Chaldéens, une communauté chrétienne catholique venue de Turquie et d’Irak, sont les locuteurs de l’araméen, la langue du Christ. Entre volonté d’intégration et attachement aux racines, la préservation de cette langue par la jeunesse est source d’interrogation.

Un vendredi matin de mars, en plein Carême, des chants religieux en araméen emplissent l’église Saint-Jean-Apôtre d’Arnouville. Plus d’une centaine de paroissiens sont venus célébrer la messe dans cette ville du Val-d’Oise. Pour un fidèle qui serait seulement de passage, l’église surprend : elle est l’une des rares de la communauté chaldéenne installée en France. Ici, la liturgie est célébrée dans la langue du Christ.

Dans l’édifice bondé, les visages d’enfants, d’adolescents ou de jeunes adultes ne sont pas rares. À la sortie de la messe, Léna et Inès discutent comme à leur habitude aux abords de l’église. Les deux jeunes étudiantes, d’origine chaldéenne, sont de ferventes défenseuses de la langue araméenne. Plus précisément, c’est le soureth qu’elles pratiquent, aussi appelé néo-araméen. Elles font partie de cette jeunesse qui tente de préserver l’usage d’une langue millénaire.

C’est une fierté de parler l’araméen”, se réjouit Inès. Celle qui a suivi des cours d’araméen ancien à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales) cherche à mettre en valeur son héritage linguistique. “Nous parlons encore la langue avec nos parents, explique la jeune femme, et nous tentons aussi de la transmettre à nos enfants”. La langue revêt également une dimension religieuse. Léna, en service civique dans la paroisse, y voit un argument majeur pour sa conservation : “En tant que croyants, nous avons conscience que nous parlons dans la langue de Jésus”.

Une langue millénaire

Joseph Alichoran est l’un de ceux qui font vivre la langue araméenne en France. Lui-même né dans la communauté chaldéenne d’Irak, il s’est consacré à la transmission du soureth, qu’il enseigne depuis près de 17 ans à l’INALCO.

Selon lui, la richesse de ce patrimoine linguistique est notamment liée à l’histoire millénaire de l’araméen. “C’est l’une des rares langues, peut-être même la seule, dont l’usage est attesté sur une si longue période et sans interruption : plus de 3000 ans”, explique-t-il. Il s’agit selon lui d’un “patrimoine très important à la fois pour le christianisme oriental et universel, et pour la culture humaine en général.”

Toutefois, Joseph Alichoran perçoit une baisse de la pratique de la langue chez les plus jeunes. “Les parents ont joué pleinement la carte de l’intégration en privilégiant le français, qu’ils ont appris eux-mêmes au contact de la société française et du monde du travail. On ne peut pas leur reprocher cela, bien entendu. Toutefois l’araméen a été, disons-le, une victime collatérale de cette volonté collective d’intégration”, déplore-t-il.

Malgré cela, l’enseignant ne perd pas espoir de voir la pratique du soureth se transmettre. “Parmi la jeunesse, je constate une volonté de se réapproprier ce patrimoine araméen et mésopotamien”, souligne-t-il. Les jeunes chaldéens, nés en France, n’ont pour la grande majorité d’entre eux jamais voyagé dans leur pays d’origine. Certains voient donc dans la préservation de la langue une manière de se lier à leurs ancêtres, venus de Turquie ou d’Irak.

L’église, garante de l’araméen

Les acteurs de la préservation de la langue sont nombreux. Si les associations jouent un rôle majeur dans ce processus, l’église chaldéenne y prend aussi part. Car si la plupart des locuteurs ont appris la langue dans le noyau familial, certains ont bénéficié d’un enseignement au sein de l’institution religieuse.

Pour Estelle, jeune étudiante en architecture, “l’Église a un grand rôle à jouer dans la préservation des traditions”. Elle qui n’a pas connu le village de ses parents, Meer, situé au Sud-Est de la Turquie, a pu apprendre l’araméen grâce au catéchisme. Si selon elle le français a pris une place importante dans la communauté chaldéenne, celle de la langue millénaire reste majeure. “Grâce à notre église, la langue va continuer à être pratiquée, notamment lors de la messe”, souligne-t-elle.

Pourtant Sarah Guerfi le soulève, la liturgie chaldéenne constitue un défi pour la préservation de l’araméen. Contrairement à d’autres rites, notamment syriaque, les membres de l’auditoire sont plus passifs : “Les fidèles ne sont pas dans l’obligation d’apprendre directement les textes puisque ce ne sont pas eux qui vont lire au moment de la messe”, indique-t-elle. Pour la chercheuse, cela pourrait expliquer la pratique plus faible de l’araméen chez une partie de la jeunesse chaldéenne.

Ce défi, le père Narsay Soleil tente de le surmonter. Vicaire de la paroisse depuis quatre ans, il a à cœur de transmettre la langue araméenne par la liturgie. “Au sein de notre catéchisme, nous avons une véritable volonté d’enseigner les prières en araméen”. Toutefois le prêtre le sait, cette intention ne doit pas se faire au détriment de l’inclusion des fidèles. “Nous sommes une église où il y a encore beaucoup de jeunes, nés en France, qui ont besoin de comprendre la langue. Nous adaptons parfois l’homélie, en araméen et en français”, indique-t-il.

La diaspora chaldéenne n’a donc pas oublié sa langue natale. Les différents médias et ouvrages publiés en soureth le prouvent. Aux États-Unis, une revue académique dédiée à ces enjeux, le Journal of the Assyrian Academic Studies (Des Plaines, Illinois, USA), est régulièrement publiée. En France, les plus jeunes pensent déjà aux générations futures et à leurs rôles dans la passation de ce savoir. “À nous de continuer à transmettre”, conclut Estelle.

Esther Boulekouane

Les livres de messe de l’église chaldéenne permettent aux fidèles ne comprenant pas l’araméen de pouvoir suivre. Photo : Esther Boulekouane

Qui sont les Chaldéens ?

Les Chaldéens sont un peuple chrétien catholique oriental originaire, entre autres, de Turquie et d’Irak, et locuteurs de la langue araméenne. En Turquie, la majorité des membres de la communauté vivaient dans des villages, comme Herbole, aujourd’hui presque vidés de leur population d’origine. La diaspora s’est installée en France par vagues successives, dans les années 1980 d’abord, puis dans les années 2000. La communauté, qui a connu de nombreuses déstabilisations dans la région (le génocide arménien en 1915, la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988, le conflit entre la Turquie et les Kurdes, le joug de Daech, etc.), s’est exilée dans le monde entier.

S’il peut être difficile d’estimer le nombre de Chaldéens en France, il est certain que leur nombre est considérable. “La communauté la plus importante se situe en Île-de-France, et compte plus de 12 000 membres”, explique Sarah Guerfi, doctorante à l’université de Strasbourg et spécialiste de l’histoire des diasporas assyro-chaldéennes. Preuve de leur implantation, la construction d’édifices dans le Val-d’Oise. L’église d’Arnouville, au style architectural oriental, a été inaugurée en 2016 et celle de Sarcelles en 2004.

Légende photo en home page : L’église chaldéenne de Saint-Jean Apôtre à Arnouville, inaugurée en 2016 © Esther Boulekouane

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