Orthodoxes d’Ukraine: séparés par le culte, unis par la patrie

Comme chaque année depuis sept ans, le jury (1) composé de membres de l’Ajir a sélectionné les lauréats du Prix Ajir 2023 « Religions-Jeunes journalistes ». Ce Prix invite les étudiants en écoles de journalisme à traiter un sujet en France, révélateur d’une tendance liée au religieux ou à son actualité, sous la forme du reportage, du récit, du portrait ou de l’enquête. Nous publions ici le Prix spécial du jury attribué à Baptiste Dedieu et Quentin Le Van (IPJ Dauphine, Paris) pour leur reportage.

La guerre a ébranlé les institutions religieuses ukrainiennes tout autant que ses fidèles. La jeune Église autocéphale conteste la traditionnelle Église orthodoxe ukrainienne pour des motifs plus politiques que spirituels. A Paris, les croyants se font le relais de cette rivalité mais gardent au cœur un dénominateur commun : la défense de leur pays.

D’un pas pressé, Natalia remonte la rue de Palestine et s’arrête devant un immeuble aux vitraux bleu et jaune. Un dimanche par mois, elle et son fils Vadim viennent assister à la messe de l’église autocéphale ukrainienne Saint-Simon, dans le XIXe arrondissement de Paris. Il n’en a pas toujours été ainsi. Arrivés d’Ukraine en 2019, ils fréquentaient alors la cathédrale orthodoxe russe Alexander Nevski. Le 24 février 2022, la Russie agresse l’Ukraine, et tout change. Pour Natalia et son fils, impossible de rester dans l’orthodoxie russe. “Son chef, le patriarche Kirill et le président russe Vladimir Poutine sont deux amis, deux terroristes, assène-t-elle. Je me suis sentie obligée de changer d’église”. Sur ces mots, elle s’engouffre dans la paroisse. L’office dominical de l’église autocéphale ukrainienne a commencé. Déjà, des chants à la gloire de l’Ukraine s’échappent par les fenêtres.

Au même moment, à l’autre bout de Paris, une messe similaire s’apprête à débuter. Là, à Villejuif, dans l’antre d’une ancienne église catholique, ils sont une trentaine à suivre la même liturgie. Seule différence : l’office n’est pas en ukrainien, mais en vieux slave. Eux sont membres d’une autre branche orthodoxe, la bien nommée Église orthodoxe ukrainienne. Comme leurs compatriotes de la rue de Palestine, ils prient pour les soldats, appellent à la paix en Ukraine, et assènent les mêmes critiques à l’égard de l’Église orthodoxe russe. “Comment peuvent-ils prétendre être chrétiens et justifier le massacre du peuple ukrainien. Regardez Boutcha… Ce sont des hypocrites”, condamne Alexandre, comptable en France depuis plusieurs années, et originaire de la région de Kherson tout juste dévastée par la destruction du barrage Kakhovka.

Rue de Palestine, Villejuif : les mêmes discours dans les deux paroisses, et pourtant, aucune entente. Pire, une certaine rancœur les sépare. Le motif ? En Ukraine, ces Églises s’opposent dans une lutte fratricide où le politique se mêle au religieux.

ORTHODOXIE FRACTURÉE

Dans le monde orthodoxe ukrainien, plusieurs institutions cohabitent. Longtemps hégémonique, l’Église orthodoxe ukrainienne connaît depuis 2014 un net recul. La faute à une sécularisation de la société, mais aussi aux liens historiques de cette institution avec le patriarche de l’orthodoxie russe Kirill, soutien de Vladimir Poutine et de sa guerre “sacrée”. Nombreux sont ceux à voir toute empreinte russe comme une tâche salissant l’identité ukrainienne. “Pour les Ukrainiens, il faut marquer fortement leur identité nationale. Aucun lien avec l’État agresseur russe n’est possible, et l’Église ukrainienne orthodoxe en paye le prix fort”, souligne Antoine Nivière, professeur de littérature et de civilisation russe à l’Université de Lorraine.

Surtout, elle souffre de la concurrence féroce de la jeune Église autocéphale. Depuis sa résurgence il y a quelques années, celle-ci a vu son nombre de fidèles augmenter, surtout depuis le début de l’offensive russe. Reconnue officiellement par le patriarcat de Constantinople en 2019, elle jouit désormais du soutien du gouvernement ukrainien, et endosse l’image d’une institution dont l’engagement patriotique et nationaliste ne fait aucun doute.

Le front encore suant, Mark Mintenko conclut son office et donne la bénédiction aux fidèles. Prêtre dans la paroisse de Villejuif, il est en France un ambassadeur de l’Église orthodoxe ukrainienne. D’un ton feutré, presque exaspéré, il déplore une “instrumentalisation du pouvoir ukrainien” contre son institution. “On nous accuse d’être encore lié à la Russie. C’est absurde… Nous avons condamné la guerre dès le départ, et en mai 2022 nous avons coupé tout lien avec Moscou.” Dans les messes, plus aucune mention n’est faite du patriarche Kirill. Les mains jointes posées sur sa soutane, il ne cache pas sa défiance envers l’Église autocéphale : “elle n’est pas indépendante, c’est surtout une Église que le gouvernement ukrainien peut contrôler”.

À ses côtés, ses paroissiens peinent à déguiser leur mépris de l’Église rivale. “De nombreuses personnes qui rejoignent l’autocéphale sont néophytes en matière d’orthodoxie, considère Alexandre. Ils sont égarés, et la rejoignent parce qu’ils pensent que c’est l’Église nationale”. Vita, arrivée de la ville de Tchernivtsi en mars 2022, renchérit. “Elle est trop politique ! La politique et l’église, ce sont deux choses différentes qu’on ne peut pas unir !”, martèle cette infirmière de formation, désormais femme de ménage le temps d’apprendre le français.

Face à ces critiques, Vasyl Bahlai esquisse un sourire. “Bien sûr que la religion est politique, elle est reliée au peuple, elle n’est pas détachée de ses préoccupations !” Prêtre de l’église autocéphale Saint-Simon, cet homme à la carrure imposante ne croit pas les professions de foi du père Mintenko et de ses fidèles. “Peut-être qu’eux ne le sont pas, mais leur Église est toujours sous influence de Moscou. Beaucoup de leurs prêtres collaborent avec les pro-russes”, affirme-t-il d’un ton péremptoire.

En Ukraine comme à Paris, ils sont plusieurs à penser comme lui. Depuis le début du conflit, Vasyl Bahlai a vu de nombreux orthodoxes rejoindre sa paroisse. Des parents membres de l’Église orthodoxe ukrainienne, notamment, désireux de baptiser leur enfant dans l’Église autocéphale. Pour eux, c’est un geste politique, une affirmation identitaire.

UNE ÉGLISE N’EST PAS UNE CHEMISE”

Mykhaylo* le comprend bien, mais regrette les raccourcis faits par les deux communautés. Face à l’église Saint-Simon, il finit de fumer nerveusement sa cigarette. Ce réfugié ukrainien préfère rester anonyme, “car trop mesuré”, mais ne se prive pas pour partager son point de vue : “je suis d’accord qu’aujourd’hui, être dans l’Église autocéphale est la meilleure façon d’être un orthodoxe ukrainien”. Mais pour cet étudiant d’une vingtaine d’années, il est trop simpliste de pointer du doigt les croyants restants dans le giron de l’Église orthodoxe ukrainienne. “Changer d’Église, ça n’est pas comme changer de chemise. Il y a le poids des traditions, le respect des ancêtres…” Il en sait quelque chose. Par égard envers son grand-père, prêtre pour l’Église orthodoxe ukrainienne dans son pays natal, il n’a pas souhaité rejoindre l’Église autocéphale. “Mon grand-père condamne tout autant la guerre que les autres. Selon moi, presque rien ne change entre les deux Églises”.

Et ces deux paroisses en ont conscience. Alors, à défaut de s’aimer, elles préfèrent s’ignorer réciproquement. Elles savent bien que l’heure n’est pas à la discorde. “On n’a pas le temps de se déchirer. Malgré les différends, on est d’abord tous Ukrainiens”, reconnaît Mark Mintenko. Son homologue de l’Eglise autocéphale, Vasyl Balhei, ne dit pas autre chose. “Il ne sert à rien de s’embarrasser de querelles d’Églises.” Pour les deux pères, la priorité n’est pas là : “Prions plutôt pour la paix en Ukraine”.

* Mykhaylo est un nom d’emprunt, l’interlocuteur préférant rester anonyme

Quentin Le Van et Baptiste Dedieu, texte et photographies

(1) Geneviève Delrue, présidente de l’Ajir
Marie Guerrier (vice-présidente) journaliste à RTL
Jean-Louis Berger Bordes (journaliste indépendant)
Mohammed Colin (cofondateur de Saphirnews)

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