Les carrés confessionnels entrent dans le cercle

Comme chaque année depuis sept ans, le jury (1) composé de membres de l’Ajir a sélectionné les lauréats du Prix Ajir 2023 « Religions-Jeunes journalistes ». Ce Prix invite les étudiants en écoles de journalisme à traiter un sujet en France, révélateur d’une tendance liée au religieux ou à son actualité, sous la forme du reportage, du récit, du portrait ou de l’enquête. Nous publions ici le Prix Ajir 2023 attribué à Tom Bertin  (IUT Lannion) pour son article consacré à l’augmentation des carrés musulmans en Bretagne.

Longtemps réticents, les cimetières bretons s’ouvrent de plus en plus à l’intégration de carrés confessionnels. Le fruit d’une prise de conscience liée à la difficile période Covid et à la volonté nouvelle de la communauté musulmane de s’ancrer en Bretagne, même après la mort.

Depuis début 2022, des stèles en bois de forme arrondie représentant le toit de La Mecque viennent peu à peu décorer l’herbe de la zone 21D du cimetière de l’Est, à Rennes. Ces tombes musulmanes officialisent la troisième extension du carré musulman de la ville depuis sa création en 1985. Après d’intenses négociations, le service funéraire de Rennes a répondu favorablement à la demande de la communauté l’année passée. « J’ai galéré », avoue en souriant Mohamed Zaïdouni, président du Conseil régional du culte musulman.

Un véritable soulagement après l’interminable crise du Covid-19, qui a mis en lumière le manque flagrant de carrés confessionnels en Bretagne. Face à l’impossibilité de rapatrier le corps au pays d’origine, presque chaque décès d’un musulman en Bretagne devenait un casse-tête. Pendant cette période, le Maroco-Breton a sans cesse dû batailler, négocier. « On essayait de trouver des dérogations pour enterrer nos morts dans les carrés musulmans les plus proches. Certains corps ont été mis dans des caveaux en attendant que les frontières s’ouvrent, mais elles ne se sont pas rouvertes. Ça a été très dur, comme un double deuil pour certaines familles », se remémore-t-il, une pointe d’amertume dans la voix.

Éliane Ammi, responsable du service funéraire de Rennes, confirme que « pendant le Covid, il y a eu une grosse pression sur Rennes pour enterrer des musulmans qui habitaient dans des villes sans carrés confessionnels ». Pour se faire enterrer dans le carré musulman d’une ville, il faut y vivre ou y mourir. Alors, ceux qui n’avaient pas la chance de résider dans une commune qui en possède un se sont retrouvés sans solution.

Entre-temps, ce professeur de mathématiques a vu s’installer ou s’agrandir une dizaine de carrés musulmans aux quatre coins de la Bretagne. Pour lui, ce nouveau souffle est le fruit d’un déclic. « Dans notre malheur, la période Covid a été bénéfique pour nous. Ça a permis aux maires de prendre conscience de la nécessité de ces espaces », tente de positiver le Rennais d’adoption. Une tendance également constatée par Éliane Ammi : « Beaucoup de villes ont pris le sujet en main, y compris des petites communes. Ça chemine, ce n’est pas encore parfait. Ce ne sont que dix ou vingt emplacements souvent, mais c’est un bon début ».

« Le nombre d’inhumations en carré musulman est exponentiel »

Avant la pandémie, la communauté musulmane essuyait refus sur refus. Et pour les mairies qui ne refusaient pas, beaucoup bottaient en touche. « Les musulmans de Bretagne ont longtemps vécu ces refus comme une discrimination. On ressent une certaine désinformation et une peur de la différence chez les gens, qui expliquent pourquoi les conseils municipaux craignent une opposition farouche », se souvient Mohamed Zaïdouni.

Les contraintes sont pourtant maigres : seule l’orientation de la tombe, en direction de La Mecque, doit les différencier du reste du cimetière. Pourtant, installer un carré musulman dans une ville a été et est toujours une affaire complexe. Mais si certains élus préfèrent mettre ce sujet sous le tapis, la demande reste bien réelle. « On constate que le nombre d’inhumations en carré musulman est exponentiel », confirme Éliane Ammi. En 2017, 30 personnes ont été enterrées au carré musulman de Rennes. En 2021, on en dénombrait 74. « De plus en plus de villes n’arrivent plus à faire face à la demande. Au rythme actuel d’inhumations, nous aussi allons vite saturer. Du foncier, on n’en a plus », craint la responsable des cimetières rennais. Elle ajoute que « beaucoup de communes refusent d’accorder un carré parce qu’elles ne peuvent tout simplement pas ».

Si cet attrait de la communauté musulmane pour les cimetières bretons est si fort ces dernières années, c’est parce qu’elle a progressivement changé sa mentalité et ses habitudes. Le rapatriement du corps aux pays, la norme jusqu’alors, n’est plus aussi fréquent qu’avant. Pour des raisons économiques, déjà, car ce transfert coûte plusieurs milliers d’euros aux familles, mais aussi pour des questions d’attache. « Maintenant, les anciens veulent rester à côté de leurs enfants, ils cherchent la proximité. Même s’ils ont des origines, ils sont français. C’est symboliquement fort, les musulmans ancrent leur attachement à la patrie à travers leurs défunts », se réjouit Mohamed Zaïdouni. Un signe d’intégration, selon lui, qu’on peut aussi constater au sein même du cimetière. Il pointe du doigt les tombes en marbre, omniprésentes dans le carré musulman rennais. « Culturellement, les tombes musulmanes doivent être sobres, comme ici, pour symboliser le retour à la terre, explique-t-il, en montrant une stèle à la tête d’un amas de terre et de cailloux. Tout ce que vous voyez ici comme le marbre, ce sont des traditions chrétiennes ! Les gens se sont imprégnés de la culture française. »

Un véritable flou juridique

Malgré leur similitude avec le reste du cimetière, c’est l’appellation « carré musulman » qui fait grincer des dents les élus. Le cœur du débat réside dans le principe de laïcité, par lequel sont censés être régis les cimetières français. « La loi n’autorise pas ces carrés confessionnels, car un cimetière doit être un espace laïque », rappelle Éliane Ammi.

Pourtant, en juillet 2022, le Conseil d’État a rejeté une requête visant à annuler deux chapitres d’une circulaire datant de 2008, qui encourage les maires à développer « les questions liées aux demandes de regroupement confessionnels des sépultures ». Une décision qui montre que, bien que ces espaces restent légalement interdits, ils sont implicitement tolérés. Pour les justifier, les mairies n’hésitent pas à user de subterfuges. Souvent, via des jeux de langage. « Nous n’avons pas sur Quimper de carré musulman, mais des carrés orientés où reposent effectivement des personnes de confession musulmane », assure la municipalité quimpéroise. Du côté de la mairie de Vannes, on explique que « le carré confessionnel est une simple division du cimetière, les cimetières étant des lieux publics et laïques ». Éliane Ammi, elle, s’efforce de les nommer les « carrés “dit”  musulmans ». Elle précise que n’importe qui, s’il le souhaite, peu importe sa religion, peut s’y faire enterrer.
« Même si ce ne sont pas officiellement des carrés confessionnels, pour les familles et pour tout le monde, ça l’est. Ce n’est juste pas reconnu officiellement. Il y a un vrai flou juridique », affirme la fonctionnaire.

Cette problématique est la seule qui ait réussi à agacer Mohamed Zaïdouni, très calme et positif tout au long de l’échange. « La laïcité, c’est garantir la liberté de croyance de chacun. On ne peut pas la faire à la carte. Soit on la prend, soit on la délaisse. On veut juste pouvoir mourir selon nos convictions », réclame-t-il. Même si l’horizon des carrés musulmans commence à s’éclaircir, « il y a encore un réel manque », concède le président du Conseil régional du culte musulman. Des grosses villes, comme Saint-Brieuc, saturent. D’autres, plus petites, sont toujours démunies de carré musulman faute d’une demande suffisamment forte. Pour pallier ce problème, le natif de Marrakech a un projet en tête : installer un carré confessionnel par communauté de communes, où seraient rassemblés tous les défunts musulmans des villes concernées. « L’idée, c’est que chaque concitoyen musulman puisse trouver un espace qui respecte sa croyance. Je prends mon bâton de pèlerin, je fais mon chemin. On va y arriver. Impossible n’est pas breton ! »

Tom Bertin

(Photo de couverture : Le carré musulman du cimetière de l’Est, à Rennes, en est à sa troisième extension depuis sa création en 1985. © Tom Bertin)

(1) Geneviève Delrue, présidente de l’Ajir
Marie Guerrier (vice-présidente) journaliste à RTL
Jean-Louis Berger Bordes (journaliste indépendant)
Mohammed Colin (cofondateur de Saphirnews)

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