Encadrer la voyance, une vue de l’esprit ?

Comme chaque année depuis sept ans, le jury (1) composé de membres de l’Ajir a sélectionné les lauréats du Prix Ajir 2023 « Religions-Jeunes journalistes ». Ce Prix invite les étudiants en écoles de journalisme à traiter un sujet en France, révélateur d’une tendance liée au religieux ou à son actualité, sous la forme du reportage, du récit, du portrait ou de l’enquête.

Nous publions ici une Mention du jury attribuée à Léa Beaudufe-Hamelin (IPJ Dauphine, Paris).

Surconsommation, abus de faiblesse, escroquerie… les risques et dérives de la voyance sont nombreux. Comme la naturopathie récemment pointée du doigt, cette pratique n’est pas encadrée. Des demandes de réglementation émergent.

Voilà une heure que Rita* patiente. Au chômage depuis trois ans, l’ancienne agente administrative de 54 ans s’inquiète de ne pas retrouver de travail. Elle n’a pas rendez-vous avec un conseiller Pôle emploi mais avec une voyante au salon Parapsy, qui réunit médiums, astrologues et autres magnétiseurs en février 2023. Pour savoir ce que son avenir lui réserve, Rita met la main au portefeuille. Déjà venue au salon en 2020, elle avait consulté cinq praticiens et dépensé 500 euros, mais « rien ne s’est réalisé… »

Mitigée après une première séance à 60 euros, Rita fonde désormais ses espoirs sur la cartomancienne Kalyssa. Encore 60 euros. « C’est cher. J’ai emprunté de l’argent à mes sœurs pour pouvoir venir, souffle la quinquagénaire. Je fais attention, parce que je me suis fait beaucoup arnaquer. » Kalyssa ne la contredira pas : « La voyance est un milieu envahi par des personnes plutôt motivées par l’escroquerie que l’aide de l’autre », assène-t-elle. La praticienne, présidente et cofondatrice de l’Association de professionnels pour la réglementation des arts divinatoires et de la médiumnité (Apradem), milite pour l’encadrement de sa profession, son « cheval de bataille ».

Depuis la dépénalisation de l’exercice de la voyance en France en 1994, aucun cadre spécifique n’existe. Et les risques, eux, se multiplient. Pour Thierry Ripoll, professeur de psychologie cognitive à l’université d’Aix-Marseille, les croyances ésotériques sont « très dangereuses » : « Elles conduisent à mettre en retrait la capacité d’analyse critique et à rendre vulnérable aux professionnels du domaine qui savent exploiter la propension des gens à la croyance. Quand le niveau de croyance devient trop grand, elle peut conduire à prendre des décisions préjudiciables économiquement et psychologiquement », avertit le spécialiste. « Les affairistes, les charlatans et les illuminés de tout poil rivalisent d’ingéniosité pour appâter une population fragile », déplore Youcef Sissaoui, président de l’Institut national des arts divinatoires (Inad), association d’information sur le milieu créée en 1987. Lui aussi juge « indispensable » l’encadrement de la pratique des arts divinatoires, « profession livrée à elle-même ».

61% des jeunes croient au moins à une science parallèle

Consciente des risques, Kalyssa a pris les armes et saisi le député de sa circonscription à Besançon (Doubs), Laurent Croizier, au début de l’année. « Je ne m’attendais pas à ce que l’on m’interpelle sur cette thématique, mais je prends tous les sujets au sérieux », relate l’élu MoDem. Après leur rencontre, ce scientifique de formation découvre l’ampleur du phénomène : « Les chiffres m’ont étonné. » Selon une étude Ifop menée en novembre 2020 pour Femme actuelle, un Français sur quatre dit avoir déjà consulté au cours de sa vie un spécialiste ou des publications en matière de para-sciences. Au total, 61% des 18-24 ans déclarent croire au moins en une forme d’occultisme, comme l’astrologie, la numérologie ou la cartomancie, d’après une autre enquête Ifop pour les fondations Reboot et Jean-Jaurès publiée en janvier 2023. Cette tendance à l’irrationnel s’explique. « Nous vivons un contexte économique et social particulièrement incertain, analyse Damien Karbovnik, sociologue spécialiste de l’ésotérisme à l’université de Strasbourg. Nous cherchons des moyens de donner du sens aux aléas de la vie ; ce que la science ou la politique ne font pas, mais ce que propose l’ésotérisme. »

Avisé, Laurent Croizier a donc interpellé la secrétaire d’État chargée de la Citoyenneté, Sonia Backès : « Si tous ceux qui exercent cette activité n’enfreignent pas la loi – et pour une partie d’entre eux, travaillent à lutter contre les pratiques illégales –, les cas d’abus ou d’escroquerie restent répandus, selon l’Inad. S’il ne nous appartient pas de porter un jugement sur une croyance, au nom de la liberté de conscience, il convient cependant d’agir contre les pratiques trompeuses et les escroqueries », écrit-il dans sa question publiée au Journal officiel le 21 mars 2023. « Il m’apparaît intéressant de creuser le sujet, pour voir si la législation actuelle permet d’encadrer les abus ou s’il ne faudrait pas avoir des exigences supérieures pour cette pratique », poursuit l’élu, qui précise ne pas « militer pour légiférer à outrance ».

Une carte professionnelle de la voyance

De son côté, Kalyssa, qui facture 65 euros la séance d’une heure et n’en autorise qu’une par an à ses clients pour éviter la surconsommation, songe à plusieurs leviers d’action. « Ce n’est pas pour casser la voyance, mais pour la valoriser et lui redonner sa grandeur », insiste la cartomancienne, qui « espère vraiment faire bouger les choses ». Parmi ses idées, elle voudrait voir imposer des messages de prévention sur les sites de voyance et les réseaux sociaux, comme pour l’alcool ou les jeux d’argent.

L’association de Kalyssa, l’Apradem, tout juste créée au printemps 2023, réclame aussi l’écriture d’une charte éthique des professionnels des arts divinatoires et de la médiumnité. Pour l’heure, elle a établi son propre code destiné à ses membres « pour protéger les consommateurs ». Le texte impose par exemple de refuser des consultations en cas de surconsommation ou d’informer le client des tarifs avant la séance. « Si les professionnels arrivent à s’accorder entre eux pour établir une charte, pourquoi pas, réagit maître Maleine Picotin-Gueye, avocate au barreau de Bordeaux et spécialiste des dérives sectaires. Mais toutes les professions ont des règles déontologiques et il y aura toujours des abus. » 

La voyante défend surtout la création d’une carte professionnelle, soumise à plusieurs conditions : avoir un casier judiciaire vierge d’escroquerie, d’abus de faiblesse ou de confiance, passer « un examen psychologique qui atteste de notre capacité à travailler avec des personnes en faiblesse » et réaliser un stage de psychologie pour « avoir les armes nécessaires pour rediriger les personnes qui sont dans une grande détresse ». Reste à savoir qui serait en mesure de la délivrer. « Il faudrait créer un organisme comme l’ordre des médecins ou des avocats. Tout est à faire », répond la voyante.

« Il n’y a pas de réglementation possible et il n’y en aura jamais, prédit pourtant le sociologue Damien Karbovnik, parce que c’est un marché qui touche à des questions existentielles. On ne peut pas aller vers une normalisation de la pratique, parce qu’il n’y a pas de rationalité scientifique derrière. » Maître Picotin-Gueye se montre, elle aussi, sceptique : « Je ne vois pas comment on peut organiser ce métier, parce qu’il relève de la croyance. » Et d’ajouter : « Cela fonctionne tant que les professionnels respectent les lois de la République. » L’escroquerie est passible de cinq ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende. Les coupables d’abus de faiblesse encourent trois ans de prison et une amende similaire. Il va sans dire que ces dispositions s’appliquent aussi aux voyants.

À ce jour, la question déposée par Laurent Croizier n’a pas reçu de réponse. Réglementera ? Ou pas ? Prédisant l’avenir de son métier, Kalyssa tirera peut-être l’arcane XIII du tarot de Marseille, la carte du renouveau.

*Le prénom a été changé

Léa Beaudufe-Hamelin

 

(1) Geneviève Delrue, présidente de l’Ajir
Marie Guerrier (vice-présidente) journaliste à RTL
Jean-Louis Berger Bordes (journaliste indépendant)
Mohammed Colin (cofondateur de Saphirnews)

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